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Vie de La Brochure
2 octobre 2021

Tabucchi 1991

Tabucchi 1991

Voici la suite de mon feuilleton Tabucchi qui témoigne d'un temps où je vivais persque totalement en Italie. Mais avec Tabucchi ce fut toujours un ménage à trois très rare : Italie, France, Portugal. JPD

 

Le Nouvel Observateur 17 janvier 1991

Il est italien, considère le Portugal comme son pays d'élection. Mais c'est en France qu'il a découvert Pessoa.. Jacques Drillon a rencontré cet écrivain d'exception dont la pièce est montée cette semaine au Théâtre de la Commune

 Le Nouvel Observateur. — Le «Jeu de l'envers» se passe en partie au Portugal. Quels sont vos rapports exacts avec ce pays ?

Antonio Tabucchi. — Ils ne sont pas exacts, justement, mais plutôt fluides, parce que sentimentaux, je lui suis très lié, je le considère même comme ma patrie d'élection. Pourtant, le Portugal est un pays atlantique.

N.O. — Vous parlez le portugais, vous avez même traduit Pessoa...

A. Tabucchi.— Oui ; je connais le Portugal depuis vingt-cinq ans, à peu près. Curieusement, je l'ai découvert grâce à la France. En 1965, j'étais un jeune étudiant italien à Paris, comme auditeur libre, et j'ai acheté chez un bouquiniste un petit livre, «le Bureau de tabac», qui avait été traduit en français par un certain Pierre Ourcade, lequel avait connu Pessoa lorsqu'il était attaché culturel à l'ambassade de France de Lisbonne. J'ai lu, et j'ai été conquis par ce poème mystérieux et touchant ; d'ailleurs, beaucoup plus tard, Libération lui a décerné le titre de plus beau poème du XXe siècle... De retour en Italie, j'ai décidé d'apprendre le portugais ; je suis ensuite parti pour le Portugal : pays et personnes sont entrés dans ma vie. A mon tour, je suis entré dans la peau de cette terre, de cette langue, des gens, de leur littérature.

N.O. — Votre goût pour la nouvelle vous vient de là ?

A. Tabucchi.—Non, mon tempérament est ainsi.. Borges disait : «Pourquoi écrire en 300 pages ce qui pourrait tenir en 30 ?» De surcroît, je suis très paresseux, écrire me fatigue vite, je me décourage, je suis un peu lâche... Vous pouvez l'écrire : je suis un peu lâche. Il faut avoir du courage, ou de l'inconscience, pour écrire long. Et puis je préfère la forme fermée, les règles strictes. Cortazar comparait la nouvelle au sonnet, avec ses lois inflexibles.

N.O. — Pourtant, vous faites très souvent des nouvelles sans chute, des textes qui obéissent plus à des pentes qu'à des règles.

A. Tabucchi. — Je pense qu'il est impossible de comprendre la réalité dans sa totalité. La vision que j'en ai est pleine de trous ; je ne l'imagine pas comme un tout, et l'écriture totalisatrice m'effraie un peu : je préfère les questions aux réponses.

N.O. — Pourtant les nouvelles d'un même volume semblent s'enchaîner comme des chapitres, même si les sujets sont différents. D'ailleurs, Zerki en a mêlé plusieurs, dans son spectacle.

A. Tabucchi. — C'est ma volonté, ma manière d'écrire une espèce de roman, une mosaïque.

N.O. — A quel moment décidez-vous d'écrire ?

A. Tabucchi. — Quand l'histoire que j'ai en tête depuis quelques semaines ou quelques mois devient tellement insupportable que je suis forcé de l'écrire. Alors il m'arrive même de ne pas avoir besoin de retoucher le premier jet. Mais le plus souvent je fais mon devoir d'écolier, je récris, je recopie à la main...

N.O. — Ecrire vous guérit de votre angoisse ?

A. Tabucchi. — Oh oui ! Sans écriture, ce serait l'angoisse permanente ! Ecrire aide à lutter contre la peur de la mort, et, d'une autre manière, écrire aide à survivre, à se désintoxiquer, à se désaltérer.

N.O. — Vous avez mis un nom sur votre angoisse ?

A. Tabucchi. — Les spécialistes eux-mêmes n'y sont pas parvenus : ils l'appellent « la chose ». Et moi, je ne suis qu'un amateur...

N.O. — L'envers, c'est un jeu ?

A. Tabucchi. — C'est un jeu d'enfants, qui consiste à lire les mots à rebours. Mais c'est aussi une métaphore du monde qui rappelle les carnavals anciens, où l'on échangeait les rôles, les vêtements, les sexes. On avait l'habitude, au Moyen Age, de représenter le monde à l'envers, grâce aux fables, aux soties, aux farces... Et plus tard, on a eu Calderon, avec La vie est un songe, et Shakespeare, avec le Songe d'une nuit d'été. Voir le monde sous un autre angle préserve des idées reçues. Le jeu de l'envers est un principe de purification mentale, d'épuration, même. Mais il est difficile à jouer car la réalité est massive, dense, opaque. L'écrivain a cette faculté, en créant des personnages, de se regarder comme s'il n'était pas lui. On se dépayse, on comprend l'ennui, l'ennui d'être toujours le même.

N.O. — Le film qu'on a tiré de votre « Nocturne indien », la pièce qu'on tire de votre « Jeu de l'envers », ce sont les envers de vos livres ?

A. Tabucchi. — Des miroirs où je suis forcé de me voir. Je vous avoue que la première fois que j'ai vu « Nocturne indien », j'ai eu peur : j'avais l'impression un peu stupide que le personnage qui agissait sur l'écran, c'était moi. D'autant plus qu'il évoluait dans des lieux où j'avais vécu réellement, mais dans le passé, et qui n'étaient plus exactement les mêmes... J'ai vaincu cette épouvante grâce à la force propre, à la beauté même du film. Au théâtre, c'est un peu la même chose, mais les personnages, les états d'âme sont plus nombreux : ainsi l'image de moi qu'ils me renvoient est plus diffuse. L'acteur est un prêtre, préside à un rituel. Le cinéma, quoique plus artificiel, donne une plus grande impression de réalité.

Propos recueillis par JACQUES DRILLON

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