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Vie de La Brochure
20 mai 2022

Québec-France et Montalban aussi

Jacques Desmarais

A ranger et à penser encore à l’Espagne je retombe sur une brochure que j’avais réalisée en 2003. J’ai voulu chercher le fichier correspondant et j’ai tapé oxygène dans le moteur de recherche. Mais je n’ai retrouvé que cette correspondance… car je l’avais envoyé à l’ami Jacques Desmarais. Et j’ai plaisir à reprendre cet instant de vie tant bouleversé depuis. J’ajoute la page du livre concernant l’échange. J-P Damaggio

 Lettre Jacques Desmarais

Bonne et Heureuse Année 2004

Nous sortons d'une vaque de froid où il y a eu jusqu'à des -45 la nuit!  Quinze minutes de marche, le matin, vers le métro et gare aux moindres petits bouts de peau qui dépasseraient de sous la tuque et tout l'attirail. Le Québec glacial rentre quand même par les semelles des bottes, et ça grimpe jusqu'au cerveau.  Un cerveau en glace, est-ce que ça se peut ?  Cold cold ground, chante Tom Waits.

Mais je ne sais pas ce que l'on pense dans ce temps là.  J'ai dit à un collègue qui s'est déjà rendu l'hiver à Kuujjuaq : comment font-ils les hommes pour vivre dans la froidure avec presque pas de répit?

Le chansonnier Claude Dubois a peut-être raison : dans sa chanson le Labrador (1972), il décrit l'inutile échange des pôles malgré le devoir de faire mieux :

 

Faudrait rapporter du soleil

De la chaleur pour les enfants

Flatter les chiens du vieux chasseur

Boire avec lui un coup de blanc

Traîner le sud vers le nord

Notre sud est encore tout blanc

(...)

Un millier d'hommes sur la neige

N'ont pas d'endroit pour retourner

Ils sont figés là sans connaître

Et n'ont que du sud à penser

Je dois retourner vers le nord

Chanter l'été du Labrador

 

«Ils n'ont que du sud à penser».

Et le sud du nord est encore tout blanc.

 Je ne sais pas si je pense davantage au sud quand il faut survivre avec ce que l'on a, là où l'on est...  J'ai appris à ne jamais chicaner le temps qu'il fait, act of God !  Je ne me promène pas sur les routes par temps de chien, moi !  Carol est revenue du ski vers 16h00. Au moins huit autos aperçues dans le champ sur l'autoroute, certaines avaient capotées. La petite neige rendait la chaussée traîtresse. Deux heures pour faire cent kilomètres. 

 Le sud, ça ne peut pas être seulement les invitations couleurs avec le dos des belles filles dorées qui jurent dans les wagons du métro par une telle froidure.  Cuba Si et compagnie... 

 Il existe des sud peut-être plus portés sur l'humain et leurs plages de paroles.  Les histoires, les anecdotes, comme des fines herbes...

J'imagine ainsi Avignon et la Provence. 

Est-ce seulement dans le même pays? 

Je me souvenais de votre rencontre avec Rivière là-bas. 

Le sud, ce pourrait être aussi ce gros Char de poésie dont le grand'père, Magne Char, est né à Avignon...

Les grand'pères ouvrent la voie, mais on ne le sait pas.

Ainsi se tracent peut-être en quelques lignes le silence de ma vieille froidure. Plus veille, la glace, que le soleil et la mer?  Sa disparition à vue d'œil à cause du réchauffement inquiète pourtant.

 Je suis si peu scientifique et l'on sait déjà si mal rendre raison.

«Donnez-moi de l'oxygène!», chante et hurle la belle Diane Dufresne.

 J'ai reçu avec grand plaisir il y a quelques jours dans ma plaine sibérienne cet oxygène sur Manolo dont les quelques premières pages lues m'ont captivées car j'y vois exposer la patiente reconstitution de tes rencontres et de tes recherches, j'y vois l'impulsion toute personnelle tendre au delà des mots et des frontières.   Mais ce jardin aussi vient du sud.   Un sud sans faux châteaux en Espagne qui fait rêver parce qu'il offre des signaux de grand air entre les interstices d'une vie d'écrivain bien remplie. 

Comme je ne fais qu'entamer ce «moteur de recherche», je me permets d'aller tout de go à l'accessoire pour y relever quelque chose qui m'a amusé. Moi qui ne sais rien de l'espagnol, outre le mot «mano» à cause de l'ancien groupe de Manu Chao, le Mano Negra, j'ai compris avant que tu la développes la phrase : De la mano à la boca se pierde la sopa.  Or je crois y entendre un sens un peu différent de la correspondance avec l'expression française : il y a loin de la coupe aux lèvres.   Ici, même lorsqu'on est à deux doigts de conclure ou de voir réaliser une action, la prudence nous enseigne à tenir compte des mille et une entraves qui peuvent toujours subvenir jusqu'à la ligne d'arrivée.  Tandis que la première sentence est d'emblée, me semble-t-il, de l'ordre de l'action vue avec philosophie. Ainsi, faire quelque chose n'est jamais la perfection et cela exige des efforts, une dépense d'énergie.  Il faut donc aussi savoir assumer les pertes engendrées par nos projets.  Lorsque je voyais naître des animaux à la ferme, c'est rare qu'une portée se réchappait à 100%. Le plus souvent il en mourrait et cela m'attristait.  Combien de carottes faut-il semer, sarcler, éclaircir pour récolter une poche?  Combien de livres faut-il avoir lu pour se persuader que cette ligne-ci vaut la peine d'être vécue? 

Cela fait partie de la vie, la perte.  

De plus, le fait que l'expression s'attache à la soupe est parlant, tu seras d'accord avec moi.  Alors que la coupe est prise dans les grandes occasions, la soupe qui se perdra est affaire quotidienne.

Me reste à marcher plus avant pour mêler mes poumons à L'oxygène De Vazquez Montalban.

 Un grand merci.

 Pour l'instant, je dois retourner vers mon sud-nord.

 «Je dois retourner vers le nord

L'un de mes frères m'y attend

Faudrait tirer, traîner le temps

Avec mon frère qui est dedans

Qui pousse sur un traîneau géant

Les exploiteurs se font pesant»

 Jacques

 

Réponse Jean-Paul Damaggio

Cher jacques ;

Mille mercis pour cette réflexion sur le rapport à la perte. Du projet à sa réalisation, il existe des pertes mais qui n’apparaissent pas dans l’expression de la coupe aux lèvres où seule la distance laisse planer une incertitude. En effet dans la langue espagnole cette perte est affichée. D’où ensuite le lien à la culture paysanne où bien sûr je te rejoins pleinement, la perte est une part de la vie même. D’où une hypothèse : voilà pourquoi des citadins ne voient que barbarie chez les paysans qui admettent la mort comme « naturelle » ; ils vivent avec un sens de la perte qui se confronte au désir d’accumulation (capitaliste). La perte devient uniquement un moins dans la quête du plus. Quand un petit cochon meurt, la perte n’est ni un plus ni un moins, c’est une étape globale. Une idée à creuser en lien avec la fuite. Manolo aura toujours été un adversaire de la fuite et de l’exil, au nom de la fidélité mais sur la fin de sa vie, il ne pouvait plus rester en place, il était pris par cette pulsion de fuite qu’il contrôla si longtemps. Toutes les fuites ne sont pas des dérobades. De la dialectique mon frère. Amitiés. Jean-Paul

Vazquez_Montalban_le_2_septembre_2002

 

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