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Vie de La Brochure
3 septembre 2022

Rancière 1984

immigrés

J'étais à ce moment-là un lecteur attentif et admiratif de Jacques Rancière (et de dénonciation du pédagogisme) ce qui n'est plus le cas pour une raison simple : il est devenu comme ceux qu'ils critiquaient hier. JPD

De quel mal souffre l’Ecole ? Jean-Claude Milner répond au plus court : de ses médecins. La cause principale de l’effondrement scolaire tient à ce parasitage continu qui, sous le nom de Réforme, assure la subordination croissante de ceux qui savent et cherchent à transmettre leur savoir à ceux dont le savoir s’épuise à dire comment les premiers devraient enseigner. Le cancer de l’institution scolaire s’appelle pédagogisme.

 Jean Claude Milner : De l’école, Editions du Seuil, 1984

 La philosophie du pédagogisme, c’est le principe d’indifférence : ce qui compte selon lui, ce n’est pas d’inculquer tel ou tel savoir, c’est d’«apprendre à apprendre ». Ce savoir vide est heureusement rempli par les vertus évangéliques de modestie et d’amour. Il faut, dit-on, amener les enseignants à en rabattre de leurs prétentions intellectuelles ou les remplacer par des esprits moins alourdis de connaissances pour faire vivre une communauté éducative où tous s’épanouissent dans l’égalité.

Cet égalitarisme du vide a été conforté par une certaine sociologie : celle- ci a imputé aux manières des enseignants l’échec de l’Ecole devant l’inégalité : petits-bourgeois accrochés à ces distinctions du savoir qui leur donnent un strapontin dans l’ordre dominant, ils véhiculeraient complaisamment les modèles culturels propres à sélectionner les héritiers et à légitimer l’infériorité sociale des autres comme indignité culturelle.

De là se tire la bonne pensée progressiste de la Réforme : promouvoir l’égalité dans le milieu scolaire par la déhiérarchisation des enseignants et des savoirs et la convivialité des manières. Par là se sont justifiés la promotion d’instituteurs rapidement recyclés dans l’enseignement secondaire, l’alourdissement d’ensemble des services et les entraves de toutes sortes mises aux travaux de recherche des enseignants. Le désir gestionnaire de réduire les coûts du système y prend appui sur l’opinion de tous ceux — pédagogues, syndicalistes ou journalistes — qui s’attachent à réduire la valeur symbolique de savoirs auxquels ils ont renoncé au nom de tâches éducatives auxquelles ils ont tout autant renoncé.

Milner dit sèchement ce qu’un certain nombre de gens de gauche essaient timidement de faire entendre depuis quelque temps : ce prétendu progressisme est obscurantiste en imaginant qu’un surplus d’égalité puisse jamais sortir d’un rabais de savoir ; il est raciste en supposant les cervelles des fils de travailleurs — spécialement immigrés — mal faites pour un enseignement trop « abstrait » ou trop « culturel » ; il est infantiliste lorsque, sous couleur de réconcilier l’Ecole avec la vie, il en fait une vaste entreprise de maternage, préparant une société de mineurs.

A cette philosophie de l’éducation Milner veut opposer les simples principes d’une philosophie de l’instruction inspirée des Lumières : l’Ecole ne peut pas tout. Ce qu’elle peut assurément, c’est transmettre des savoirs ; ce qu’elle peut pour l’égalité, c’est les transmettre également à tous. Or, il n’y a, en la matière, de droit ni d’égalité qui tienne sinon par le désir de savoir. L’inégalité de la relation scolaire est le vecteur par où peut s’accomplir, dans la logique ascensionnelle de la passion, le droit de tous à l’universel. Nulle ignorance n’est utile : cet axiome fait coïncider le droit de tous à tout savoir et le droit des enseignants à développer sans limites leurs intérêts de savants.

 Polémique

La polémique s’est déjà emparée de ces thèses. On a reproché à Milner un ton sans réplique, une vision paranoïaque du complot des instituteurs et des chrétiens contre les savants ou un dédain excessif des conditions sociales concrètes dans lesquelles doit se débattre l’enseignant de base le plus attaché aux Lumières.

Les problèmes que peut susciter son livre se situent peut-être à un niveau plus fondamental : ils tiennent au présupposé d’une certaine harmonie préétablie entre la logique de la science et celle de l’Ecole. Dans les faits cette harmonie a toujours été problématique. Le principe «Nulle ignorance n’est utile» n’a jamais été que celui des encyclopédistes populaires semant à tout vent. La communauté savante et la puissance publique dont la conjonction a fait l’Ecole ont généralement considéré, chacune pour ses raisons propres, que la majorité du savoir était inutile, voire nocive, à la majorité des cervelles et que le reste s’y devait distribuer seulement avec l’accompagnement des vertus propres à en régler l’usage.

 Une référence ambiguë

La référence même à l’Ecole de Jules Ferry est ambiguë. Car celle-ci contredit l’opposition faite par Milner entre une « instruction » liée aux lumières républicaines et une « éducation » à vocation religieuse et totalitaire. Le rendement de cette Ecole en matière d’instruction n’a-t-elle pas justement tenu à son intégration à un projet éducateur où l’instituteur était aussi un propagandiste de l’hygiène et des engrais comme des divertissements honnêtes et des vertus collectives et où les savants comme Durkheim enseignaient en Sorbonne la morale des instituteurs ? La crise de l’enseignement n’est-elle pas d’abord liée au fait que l’Ecole a vu cette vocation socialisante s’exténuer jusqu’à cette fonction de garderie dont la consécration a ironiquement mais très logiquement coïncidé avec l’extension de l’obligation scolaire?

 Une idée de la démocratie qui n'a encore jamais existé

D’où le paradoxe de cette pédagogie de l’instruction pure. Elle ne peut se réclamer de la simple tradition des Lumières ou de la République. Elle suppose une idée de la démocratie qui n’a encore jamais existé et où tout écolier serait membre de droit de la communauté savante. C’est là une idée régulatrice forte à opposer au réductionnisme sociologique. Mais sa mise en pratique suppose quelques contradictions à résoudre.

Ainsi, si l’affaissement scolaire est pensé comme une offensive de nivellement par le bas, celle des «petits pédagogues», il faudrait logiquement y opposer une contre-offensive partant du haut : un réinvestissement des intérêts de la hiérarchie universitaire vers l’instruction des instructeurs du peuple. Mais une telle réorientation imposerait elle aussi quelques sacrifices au libre développement de la passion savante.

Reste à savoir si ce beau mot de passion ne jette pas lui-même quelque voile sur les intérêts inégalement nobles des sommets universitaires et intellectuels. On sait qu’il a fallu la menace d’une quatrième heure professorale pour réveiller trop de passions assoupies pour la science. Le «discours indifférenciant» dont parle Milner a aussi servi un certain mandarinat assez satisfait qu’en-dessous de lui tout se vaille et tous soient égaux. Cette mauvaise foi institutionnelle a volontiers trouvé son point d’honneur dans cette haine des lumières qui, depuis un ou deux lustres, fait le fond de la haute philosophie médiatique. L’auteur des Noms indistincts doit être le premier à savoir quelles homonymies problématiques doit nécessairement rencontrer le désir d’unir la passion aristocratique du savoir avec la passion républicaine de l’égalité.

Il lui revient d’avoir rappelé avec force que le refus de céder sur ce paradoxe était la seule éthique digne d’un enseignement démocratique.

 

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