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Vie de La Brochure
28 août 2023

Carmen Castillo, Pinochet en 1998 (13)

 Comme le craignait Carmen Castillo Pinochet est mort dans son lit le 10 décembre 2006. Franco aussi. Les injustices ont la vie dure. J-P Damaggio.

Pinochet

L’Evénement du Jeudi 29 octobre 1998

Carmen Castillo, auteur d'Un jour d’octobre à Santiago * dénonce la volonté de reléguer dans les oubliettes de l’Histoire les crimes du bourreau aux lunettes noires, l’assassin de l’espérance.

Le général Pinochet, le dictateur chilien, devient sénateur à vie. La loi d’amnistie et l’immunité parlementaire lui permettent ainsi de rester intouchable. Il demeurera chef des armées, même s’il ne l’est plus en théorie. La Constitution de 1980, la sienne, lui garantit une nouvelle vie, tranquille, protégée. Il mourra certainement dans son lit, vieux, très vieux. Intolérable déni de justice, arrogance des vainqueurs, mépris des vaincus, machine d’oubli, les mots manquent pour qualifier ce fait. On se met à rêver de vengeance même si on la sait dérisoire face à nos morts, à nos pauvres morts. Mars 1998, c’est encore l’été à Santiago. A l’ombre du noyer centenaire, dans la maison de la Reina, chez mes parents, on se retrouve à plusieurs autour d’une jeune femme aux longs cheveux noirs, Tamara. Son regard perplexe, humide, digne, passe des uns aux autres. Elle voudrait savoir comment les choses se sont passées, pourquoi elle se retrouve, à 27 ans, devant un abîme de questions sans réponses, et ce trou noir qui emporte son nom, sa biographie officielle et même ses rêves.

Tamara vient de découvrir quelle n’est pas celle quelle avait toujours cru être. Ses parents, ce ne sont pas ses parents, ils l’ont adoptée à l’âge de 2 ans, sans lui dire la vérité sur ses origines. Son père génétique, militant socialiste dans les groupes de protection du président Salvador Allende, a été tué par les militaires quelques jours après le coup d’Etat.

Tamara sait maintenant qu’accrochée à la main de sa mère elle fut témoin de cette mort. Sa mère s’appelait Maria Isabel, elle était militante du MIR. Arrêtée à Santiago, fin 1973, torturée par l’armée, elle a disparu. Plus de traces. Du jour au lendemain, presque vingt-cinq ans après, l’insouciance d’une fille de la petite bourgeoisie vole en éclats. Tamara, happée par la tragédie non dite, non connue, de son pays, est emportée par le torrent d’une histoire qui tente encore de s’écrire. Elle essaie de comprendre, elle cherche à savoir qui ils étaient, comment ils vivaient, pourquoi ils ont été tués.

Des cadavres sans tombe, les animitas, les esprits des disparus, hantent le Chili et les Chiliens. Tant qu’il n’y aura pas de rite, tant qu’ils ne seront pas enterrés, les « âmes » de ces morts continueront à errer, sans repos, entre la cordillère des Andes et l’océan Pacifique.

Les blessures ouvertes... Ce sont les jeunes et tous ceux qui exigent une nouvelle pratique politique, qui demandent, qui scandent ces jours-ci au Chili : « Justice et vérité. A bas Pinochet ! » Même si ce passé ne les a pas tous touchés directement, cette jeunesse refuse de laisser Tamara se débrouiller toute seule avec sa souffrance. L’indignation devient plus forte que la peur. Ils ne veulent plus attendre la fin de Pinochet, ils veulent affirmer leur révolte contre le cynisme. Certains cherchent comment faire, comment relier les fils de la mémoire avec les événements politiques d’aujourd’hui, et ainsi agir contre l’impunité des crimes, l’effacement.

Une multitude de petites et moyennes actions symboliques, les bougies allumées tout au long des trottoirs et des maisons, les meetings des artistes et leurs chansons d’avant, la grève de la faim des prêtres ouvriers, la manifestation des femmes le 8 mars, entourées des étudiants et des habitants des bidonvilles. Ce n’est plus seulement une minorité qui s’exprime et prend la rue. Une journée de protestation s’organise à Valparaiso, le 11 mars... et les informations des différents réseaux circulent. Il semble qu’une trame méconnue commence à se tisser.

Pendant vingt-quatre heures, peut-être un peu plus, Pinochet sera devenu en dépit de tout l’appareillage du pouvoir, un homme ordinaire. Et c’est là, à l’intérieur de cette fissure dans le long temps de l’impunité, que peut-être se glisse l’espoir fou de le faire condamner pour ces multiples violations aux droits de l’homme, lui, le grand responsable.

Il y a comme une vibration nouvelle dans l’air qu’on respire au Chili, je ne sais pas ce quelle fera naître ou renaître, ce qui adviendra. Peut-être ressentir encore une fois le plaisir d’être ensemble et de lutter. A la machine de mort qu’est Pinochet, nous ne pouvons opposer que notre désir de réinventer le réenchantement du monde, et cela malgré tout.

CARMEN CASTILLO

■ * Ed. Barrault, 244p., 78F.

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