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Vie de La Brochure
16 octobre 2016

Dario Fo en 1981

dario

Je ne sais qui a conduit cet entretien avec Dario Fo. L'avoir conservé témoigne de ma longue passion pour ce personnage. Peut-être à cause de cet appui sur la culture populaire pour aider à la révolution actuelle (celle des années 80). Il me fait penser à Bernard Lubat. L’histoire du tigre je l’ai vu jouer à Avignon par un acteur fabuleux qui est devenu depuis acteur et metteur en scène. J’aime la référence aux chanteurs Dalla et De Gregori. A la fin il y a une référence à France Rame. Il est frappant de constater que l'entretien n'a pas été réalisé avec les deux acteurs... J-P Damaggio

 Révolution, N° 44 - Vendredi 2 janvier 1981

 Dario Fo était accueilli en décembre au TEP, ainsi que Franca Rame, sa femme, pour deux jours, avec un spectacle féministe. Il a présenté, entre autres, l'histoire du tigre, une histoire ramenée d'une Chine réelle ou mythique en révolution culturelle, une histoire, donc, pas très nouvelle. Où le peuple d'un village, contre vents et marées bureaucratiques, refuse de laisser mettre en cage « son » tigre, emblème de sa violence et de sa résistance. Après avoir réussi avec succès dans le sketch de gauche, Fo est passé en 1968 à un théâtre d'intervention lié à l'actualité la plus brûlante, d'abord au sein d'un circuit théâtral du PCI, puis il a fondé La Comune, collectif théâtral lié à la gauche extra-parlementaire. En même temps il retrouvait le fil de traditions populaires anciennes, celles du jongleur notamment, contant, multipliant les anecdotes, interpellant le public, se glissant avec virtuosité dans une multiplicité de personnages. Agitateur, certes, mais comédien de très haute volée. C'était, au TEP, tous les soirs salle comble ; il a touché le public ordinaire du TEP et au-delà, sans doute ; et il semblait plutôt content de rencontrer ce public-là, malgré ses réserves. Quand je l'ai rencontré, il n'était guère d'humeur à parler d'esthétique ; c'était ce qu'il percevait de la situation théâtrale française qui lui tenait à cœur et lui inspirait des propos amers, violents et polémiques. C'est qu'il parle d'ailleurs, d'une Italie en crise bien plus aiguë que nous, mais où les traditions de vie démocratique parlementaire et extra-parlementaire remontent au Moyen Age (les communes). Chez nous, le théâtre militant n'est guère professionnel, et le théâtre professionnel, même quand il se revendique politique, récuse le plus souvent l'adresse directe, l'agitation.

Le réalisme professionnel a raboté sec les pratiques alternatives des troupes de la Cartoucherie, issue de 1968. Il est loin le temps où l'Aquarium allait jouer chez Lip... J'écoutais Fo, et je me disais que son exigence aiguë et rageuse, à laquelle beaucoup souscriraient en paroles, n'entrait guère en écho avec les diverses pratiques théâtrales actuelles en France fussent-elles, pour certaines, passionnantes. Et pourtant...

 Je voudrais que vous expliquiez en quoi votre théâtre est populaire et aussi en quoi il est politique, pour moi c'est un théâtre qui vise moins à représenter la réalité qu'à intervenir sur le public.

Dario Fo : Notre public, en Italie, n'est pas un public qui vient au théâtre seulement pour s'entendre dire des choses, c'est un public qui vient participer, et participer aussi à des actions politiques, par exemple sur le problème des femmes en prison, dont s'occupe plus spécialement ma femme, Franca Rame, le problème de la torture, des droits civils, contre la ségrégation illégale, la désinformation, le désintérêt latent, la tendance des gens aujourd'hui à se désintéresser des problèmes. Quand nous montons sur scène, ce n'est pas pour imposer notre pensée ; nous faisons un théâtre civil, l'une des formes de théâtre civil en tout cas ; le fait que l'opinion publique a besoin de mettre sur la table, le fait qui, dans l'opinion publique, n'arrive pas à éclater au grand jour parce qu'il y a une crainte, une espèce de pudeur et une indifférence, ces faits-là, nous les portons sur scène. Sans faire d'oraison ni de péroraison.

L'important est la réinvention fantastique, joyeuse ou tragique des choses. Le premier but au théâtre, pour nous, est le divertissement, de la tripe, de l'intelligence, et de la raison surtout, évidemment. Et naturellement, nous nous servons pour cela des machines de jeu des traditions populaires. Par exemple, Plaute sert de base pour un prochain spectacle sur le terrorisme.

 

J’ai beaucoup aimé le morceau du Zanni (Zanni est l'Arlequin primitif, un paysan descendu des montagnes faire à la ville des petits métiers à la journée. Il évolue en valet, en même temps que la Commedia dell'arte se stylise de plus en plus. J.R.) J’ai vu des démonstrations du Piccolo Teatro qui étaient moins directes, moins populaires.

Dario Fo : Plus mécaniques, moins vraies.

 

Oui. Mais en France, ce n'est pas notre tradition théâtrale. En Italie, que voulez-vous dire aujourd'hui avec ce Zanni ?

Dario Fo : Mais précisément parler du problème des Italiens qui vont travailler à l'étranger et des émigrés, tous les gens victimes de la crise. Cette histoire se comprend immédiatement. Le capitalisme est né au XVIe siècle à Venise et Ruzzante parle déjà du capitalisme. Cela signifie la faim, la misère le désespoir. En France, il y a quatre millions d'esclaves, les Arabes, les Grecs, les Italiens, des gens de passage qui sont le coussin du grand capitalisme moderne. Ils sont tous des Zanni.

 

Votre public est-il le public qui va au théâtre ?

Dario Fo : Peu importe, quand il vient nous voir, il sait ce qu'il vient voir. Il y a un public véritablement populaire, des gens qui viennent avec des enfants, des bébés sur les bras. Ça n'est pas un public habitué des théâtres. Mais ici aussi, au TEP, ils n'ont jamais vu autant d'enfants. Les critiques ne se rendent même pas compte à quel point ils sont coupés du public, loin de la réalité. Aucun ne raconte l'histoire de la tigresse, du Zanni, de la plaidoirie de l'avocat anglais sur le viol. Ils ne parlent que de moi, ils disent que je suis embrouilleur, prestidigitateur, habile, sympathique, antipathique, provocateur, etc. Moi, je suis habitué, en Italie, à un public qui vient, qui recueille des signatures, qui donne de l'argent pour le Secours rouge, pour les usines occupées. Et ici, qu'est-ce que je trouve ? Qu'y-a-t-il comme participation civile des gens ? Le théâtre est le plus grand acte civil de l'Histoire, et où est-il allé finir ? Je veux dire que le théâtre c'est devenu « passer une soirée ». Un média. Il y a du chômage, des compagnies meurent. Seules restent des institutions, comme ce théâtre, qui m'utilise comme une locomotive, ce qui me convient d'ailleurs parfaitement. Des institutions avec « leur cher public affectionné ». U y en a quelques-unes comme ça, et autour, c'est la mort Le public, au fond, devient ainsi « habitué » à un climat où les gens se retrouvent entre eux parce qu'ils sont bien ; ils payent une sorte de taxe comme on donne de l'argent à l'année au coiffeur et on peut se faire faire la barbe quand on veut. Le théâtre n'est pas une structure à l'intérieur de laquelle on va discuter, débattre. Qui discute ? Nous attaquons très dur sur toutes sorte de sujets. Par exemple nous avons une base du PCI qui se fâche, des socialistes aussi. Les réactionnaires viennent moins. Nous avons un public, je dirais, démocrate ; des gens qui sont liés à la gauche traditionnelle, c'est-à-dire au Parti communiste, au Parti socialiste, des gens qui votent, qui ne sont pas des militants. Il y a des gens qui s'amusent, des gens qui restent dans le débat, des gens qui font des interventions très dures sur notre façon de traiter la politique à la rigolade. Mais pourquoi pas ? Cela nous convient, la polémique, le débat.

 

Ce phénomène de discussion au théâtre, est-ce seulement, en Italie, un phénomène autour du théâtre de Dario Fo ?

Dario Fo : Non, non, cela se fait plus qu'ici.

 

Quel intérêt suscitent des gens comme Carmelo Bene ou Giavanna Marini, qui se réclament, très différemment, de la popularité ?

Dario Fo : Carmelo Bene est discuté, aimé, suivi. Il est, comme ça, un personnage qui se complaît dans le jeu, l'hyperbole, la provocation. Giovanna Marini est écoutée, mais elle n'a pas un public énorme. Sans s'en apercevoir, elle donne un peu dans un aristocratisme de la pureté du chant. Il y a aussi chez nous beaucoup de jeunes groupes, de petites compagnies de jeunes gens. Moi, j'ai fait une mise en scène à la Scala avec trente-trois jeunes gens qui jouaient chaque soir devant 1 800 personnes l'Histoire du soldat de Stravinsky, un spectacle dont je ne pense pas qu'il peut y avoir l'équivalent en France. Des choses semblables se sont faites dans d'autres théâtres, à la périphérie de Milan, des théâtres très grands, faits pour des concerts. De même au cirque, à Rome, à Florence, à Bologne. Il y a aussi le phénomène des chanteurs, qui ont une base politique. Dalla, par exemple, De Gregori. Ce qui arrive ici pour deux mille personnes se fait là-bas pour quarante mille personnes. Il y a aussi, l'été, des spectacles à l'extérieur, des festivals dans les villages.

 

Franca Rame a présenté un spectacle composé de trois sketches féministes et d'un travail sur la Médée d'Euripide. Des sketches entre comédie et café-théâtre, sur une femme qui ne trouve plus sa clé et mime sa soirée de la veille, une femme au foyer séquestrée par son mari à la suite d'une aventure, et la femme pendant l'amour, un sketch sur la contraception et l'avortement. C'est un travail d'acteur fin et généreux, dans des formes assez traditionnelles, un théâtre plus didactique que la Table, de Michèle Foucher, plus proche de la Soeur de Shakespeare dans le contenu, mais plus naturaliste, moins formalisé que le travail mené par l'Aquarium. Franca Rame a aussi animé un débat sur la condition des prisonniers en Italie, les mauvais traitements et la torture infligés à des détenus politiques ou de droit commun, un problème sur lequel elle a mené déjà quatre campagnes politiques.

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