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Vie de La Brochure
8 avril 2022

Campagnac-Cladel : les démocrates

En ces temps pourris revenir au couple Campagnac-Cladel c'est comme de l'oxygène. JP D

17 novembre 1912

LEON CLADEL LE DÉMOCRATE

Malgré son culte pour la forme, malgré son admiration passionnée pour Théophile Gautier et Baudelaire, Léon Cladel ne doit pas être considéré comme un théoricien de l’art pour l’art. Pour lui, l’ouvrier des lettres ne doit pas seulement faire œuvre belle, il doit aussi faire œuvre utile ; s’il doit mettre sa plume au service du Beau, il doit aussi s’attacher à servir une grande cause. Et quelle cause servit le fils de Montauban- tu-ne-le-sauras-pas ? C’est la cause démocratique. Démocrate, Cladel le fut de toute son âme. Toute sa vie, il resta fier de son origine plébéienne, comme du plus glorieux des blasons. Sa jeunesse avait été bercée par les récits des anciens qui avaient vu 93 et les guerres de l’Empire, récits de magnifiques équipées et surtout récits de la croisade révolutionnaire qui avait apporté dans toute l’Europe les idées de liberté et d'égalité.

A peine âgé de 20 ans, il vint à Paris et là il pleura à l'enterrement de Béranger, il souffrit à l’exécution d'Orsini ; tous ces spectacles l'émurent violemment et contribuèrent à exalter ses convictions démocratiques. Quelques années après, il s’unissait d’amitié avec Gambetta, collaborait avec lui à l'Europe de Francfort et faisait passer dans ce journal son Pierre Patient, où il disait : « Il est forgé le glaive rédempteur, et peut-être à Paris, ainsi qu'à Rome celui du Brutus, entrera- t-il jusqu’à la garde et comme en une gaine dans le cœur infâme de César. » (1865) Cette phrase incendiaire émut le gouvernement ; le journal fut arrêté à la frontière et un décret édicta les mesures contre les publications révolutionnaires paraissant à l’étranger.

Républicain, socialiste même, Cladel n’était pas un théoricien, un constructeur de systèmes ; mais il aurait voulu tirer des principes de 89 toutes leurs conséquences, il aurait voulu que les mots de fraternité et de liberté ne soient pas de vaines formules. La République proclamée le 4 septembre 1870, il put croire à l’avènement de la justice sociale. Son ami Gambetta n’était-il pas appelé à jouer un grand rôle et n’allait-il pas exercer durant de longues années une quasi-dictature? Illusion de courte durée, hélas ! Cladel fut de ceux qui purent s'écrier : «Que la République était belle sous l’Empire ! » Les opportunistes et les sages eurent raison des intransigeants et des démocrates ; les réformes furent ajournées et les politiciens se partagèrent les dépouilles de Marianne.

Léon Cladel était pauvre et là-bas, dans sa maison de Sèvres, poussait une joyeuse nichée qu’il fallait élever. II aurait pu se rappeler qu’en une heure de veine poétique — mais que valent les serments d'un poète — Gambetta lui avait déclaré :

Si jamais j’étais un margrave,

J’aurais un superbe castel.

Où logeraient Spuller-le-Brave,

Castagnary, Floquet, Cladel,

Ranc !

N'aurait-il pas été très humain de rappeler sa promesse au puissant tribun ? Mais Cladel était trop probe, trop fier pour s’abaisser jusqu’à solliciter une sinécure. Ennemi de la politique opportuniste de Gambetta, il ne lui pardonna jamais d’avoir trahi la cause du lion populaire, et ce fut en vain que des amis communs essayèrent de rapprocher ces deux hommes. J'ai entendu raconter par des familiers de Cladel l’anecdote suivante, qui dépeint à merveille la nature intransigeante et fièrement orgueilleuse du maître écrivain : Un jour où Gambetta, président de la Chambre des Députés, rentrait en voiture dans sa petite maison de Ville- d’Avray, il rencontra à la lisière des bois de Meudon Léon Cladel, suivi de ses chiens. Se rencontrer ainsi fortuitement, quelle émotion pour ces deux hommes qui avaient eu si longtemps l'un pour l’autre une profonde affection ! Arrêter ses chevaux, descendre de voiture et tendre la main à son compatriote, cela fut l'affaire d’un instant pour Gambetta qui, malgré tout, était un grand cœur ; mais Cladel, inexorable, ne bougea point, refoula au plus profond de lui-même l'émotion qu'il ressentait, refusa la main qui lui était tendue et se contenta de dire à celui qui venait si spontanément à lui : « Va, continue ta route. » Puis il rentra chez lui, mélancolique, car il l’aimait toujours, cet « ex-va-nu-pieds », dont les harangues volcaniques l’avaient maintes fois grisé, jadis, au Quartier Latin. D’aucuns pourront blâmer cette intransigeance, mais il faut l’excuser, puisqu’elle est la caractéristique d’une nature farouchement sincère. Cladel aimait passionnément la plèbe et il ne put jamais pardonner aux politiciens de n’avoir pas su créer la cité de justice que ses 20 ans avaient rêvée. S’il l'aimait passionnément cette plèbe dont il était sorti, il suffit de lire ses Va-nu-pieds pour s’en convaincre ! Et qui sont-ils ces va-nu-pieds que «l’outrancier » nous a si pittoresquement dépeints ?

Ce ne sont pas de petits bourgeois médiocrement intéressants pour le démocrate, dont la générosité va surtout vers ceux que la vie a meurtri ; ces va-nu- pieds, ce sont tous les gagne-petits, tous les miséreux, tous les meurt-de-faim, même s’ils appartiennent aux bas fonds de la société. Mais si vous ne craignez point de vous fourvoyer en mauvaise compagnie, voici quelques amis de Cladel: Ayez quelque compassion pour le noctambule, le chiffonnier qui malgré son métier, a gardé en sa cervelle une étincelle d’idéal, qui est poète à ses heures et s'oublie à contempler dans le ruisseau le scintillement des étoiles, croyant parfois saisir avec son crochet ces mignonnes lucioles ; — admirez le beau travail de l'hercule forain, qui jongle jusqu’à la mort sur la place publique pour apporter aux moutards le pain quotidien ; saluez bien bas Montauban-tu-ne-le- sauras-pas, l'ouvrier compagnon qui fait son tour de France au milieu de quelles difficultés ! — tendez une main loyale à mon ami le sergent de ville, ce sergent de ville resté républicain et révolutionnaire et qui se fait révoquer pour avoir laissé échapper une catin dans laquelle il a reconnu sa malheureuse sœur ; — et enfin ne dédaignez pas les paysans de Cladel, ces paysans qu’il frappe, qu’il flagelle pour leur avarice, leur cuistrerie, — voyez l'enterrement d'un ilote, — mais qu'il glorifie aussi, car ils aiment cette terre quercynole que notre écrivain chérit par dessus tout ; lisez les Auryentys, un hymne à la terre gasconne qu’entonnent les trois frères : le paysan, le prêtre et le soldat, ces deux derniers avec une nuance de mélancolie, car ils ont commis la faute de déserter la glèbe nourricière, et bien souvent loin d'elle ils ont pleuré, de même que bien souvent le fils de Montauban-tu-ne-le-sauras-pas a pleuré loin du pays natal.

Oui, n’en déplaise aux snobs et aux caillettes amoureux de littérature morbide, les Va-nu-pieds forment un puissant livre. Dans les douze nouvelles qui le composent, il souffle un magnifique sentiment de générosité et de pitié pour tous les miséreux, si bien que ce livre pourrait être appelé un évangile démocratique. Ces douze nouvelles de Léon Cladel sont les douze tableaux d’une passion beaucoup plus pitoyable que celle du Rédempteur, la passion de Jacques Bonhomme, cet éternel damné qui souffre depuis des siècles pour racheter des fautes qui jamais ne furent commises (1).

Edmond Campagnac.

1. Voir L’Indépendant du 11 septembre : Léon Cladel, l’artiste.

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D
Cet article a été publié sur L'indépendant de Tarn-et-Garonne le 2 octobre 1909
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