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Vie de La Brochure
10 mai 2015

Hommage à Tahar Djaout

tahar-djaout-copie-1

 

Année faste pour moi que l'année 1992. A la Maison de la Presse de Montauban je pouvais chaque semaine acheter Algérie actualité et Les Nouvelles de Moscou, un voyage en direct à Alger et Moscou pour quelques menues pièces.

Depuis le 2 juin 1993, il n'y a pas un jour où quelqu'un, quelque part n'assassine une fois de plus Tahar Djaout car ce journaliste, poète, romancier est de ceux que l'on ne peut assassiner qu'une seule fois. Jaurès est dans le même cas. Le hasard veut que je retombe sur ce texte que j'avais diffusé en 1992 sans imaginer alors que moi aussi j'irai un jour dans la Médina de Tunis, travailler une matinée dans la vieille bibliothèque nationale du pays, avec un ami s'appelant Tahar ! Il y a plus de vingt ans et combien de crimes depuis ! Ce texte est magnifique. JPD

Autre texte que j'ai écrit : Une pensée pour Tahar Djaout 3 janvier 2010

 

La médina de Tunis se réveille sans Bourguiba

Tahar Djaout dans Algérie Actualité du 12 au 18 novembre 1992

 

L'avenue Habib Bourguiba porte toujours le même nom, et les billets de banque sont toujours à l'effigie du Combattant Suprême. Mais la statue au cœur de Tunis, qui magnifiait celui qui s'est toujours considéré comme le père de la Tunisie, est remplacée par un monument à la gloire du 7 Novembre où une horloge semble signifier qu'il arrive dans l'histoire des moments où il faut remettre inexorablement les pendules à l'heure. Zine El Abidine Ben Ali « Sani'at-taghyir» (l'artisan du changement), remplace, dans la galerie des figures officielles, le Combattant Suprême.

Pourtant, Bourguiba se croyait éternel. Ce Carthaginois du vingtième siècle n'hésitait pas à se prendre pour Hannibal ou Jugurtha. Il semblait prédestiné au tutoiement des plus illustres : aucun voisinage ne l'intimidait dans la rue fastueuse qu'il s'est octroyée et qu'on lui a conservé par déférence, deux statues se font face : celle d'Ibn Kaldoun et la sienne. Bourguiba, possessif et intransigeant, a contraint l'illustre historien à tourner le dos à sa médina natale afin de regarder dans la direction de ce compagnon forcé. Entre les deux hommes statufiés, un poète anti-conformiste a imaginé, il y a quelques années, un dialogue croustillant où l'historien dit au politicien : « Lana es-sada oua lakoum es-sadid », ce qui signifie « A nous l'écho (de la renommée) et à vous la rouille (que dépose le temps) ». Inutile de parler des admonestations que ce vers irrespectueux attira à son auteur. On ne badine pas avec l'honorabilité d'un personnage qui s'est décrété sans reproches !

 Mais on aura beau (me) dire et gloser, le nom de Habib Bourguiba restera lié à celui de la Tunisie moderne à laquelle il a fait prendre en 1956-1957 un départ intelligent. Déjouant l'esbroufe et l'impasse du nassérisme et du panarabisme, Bourguiba décide avec courage — car la résistance était très grande — d'engager son pays sur la voie de la modernité, de l'ouverture à la laïcité. L'un des pivots de cette politique, c'est ce fameux statut de la femme qui fait crisser des dents et crier au scandale les intégristes. Mais l'élan imprimé par Bourguiba semble freiné ces dernières années car, même si le pouvoir en place exclut en apparence toute composition avec l'intégrisme, une partie non négligeable de la société est travaillée par ce phénomène. Cette idéologie (pseudo-divine) du rigorisme, de la frustration et de la rancœur s'appuie sur des gens exaspérés par l'image d'une Tunisie extravertie, vouée au tourisme, soumise aux désirs et aux fantaisies des visiteurs fortunés. Le dernier film de Nouri Bouzid, Bezness, nous parle de ce pays-défouloir où tout se vend, un pays où tous les fantasmes se satisfont pourvu qu'on y mette le prix.

 

Si le tourisme est source de revenus, il est aussi source d'épuisement. Epuisement du naturel, de la gratuité, de l'altruisme. Défiguration des objets ravalés à leur prix de vente. Dans la médina propre et ordonnée (on ne peut s'empêcher en la visitant d'avoir une pensée pour la pauvre casbah d'Alger, chaque jour plus détériorée), les boutiques croulent sous un artisanat qui s'entasse en d'astronomiques quantités. Chaque produit a son espace sinon sa rue propre. Enfilade de dinandiers, de maroquiniers, de bourreliers, de parfumeurs. Même les boutiques proposant des narguilés (un commerce tout récent né peut-être avec le tourisme des émirs) sont réunies dans un même espace. Des vendeurs polyglottes musardent entre le français, l'allemand et l'anglais. Leurs sens exercés et leur instinct de commerçant ont appris à discerner entre le prodigue et le pingre, entre le Germain et l'Anglo-Saxon.

Une autre image, plus idyllique de la médina de Tunis, peut être offerte au visiteur très matinal qui se donne la peine de surprendre la cité au réveil. Il peut assister alors à quelques précieuses confidences. Il peut jouir, avant que la foule des vendeurs, des acheteurs et des curieux n'investisse la médina et ne la noie de sa trépidation et de sa rumeur, de quelques lieux et édifices qui sont offerts, à lui seul comme un cadeau royal : djemaa Zitouna, maison (supposée ?) natale d'Ibn-Khaldoun, le mausolée des beys, le cercle Tahar Haddad, la sépulture verte d'un Espagnol qui avait tellement aimé Tunis qu'il avait demandé à être enterré au beau milieu de la rue où il avait vécu. On arrive au merveilleux quartier Halfaouine chanté par le poète Salah Garmadi et par le cinéaste Fend Boughdir. Mais le moment de grâce matinale tire à sa fin. Une rumeur sourde indique que le monstre marchand, le Minotaure assoiffé d'argent qui hante le labyrinthe de la ville, commence à ouvrir un oeil et à s'ébrouer. Des odeurs, encore furtives, révèlent les nourritures qui se mitonnent. Les gestes sont encore doux, presque somnolents : gestes des marchands préparant leurs étals, caressant docilement les fruits avec la nonchalance amoureuse que ne perturbe pas l'impatience de recevoir l'argent ; de compter et rendre la monnaie. Dernière image d'enchantement et de gratuité.

Dans quelques instants, on tendra vainement l'oreille pour saisir, par-delà l'excitation mercantile, les pulsations secrètes d'une ville abyssale et séculaire qu'on avait pourtant sillonnée peu auparavant comme dans les mirages d'un rêve. Les autres gestes, ceux de l'échange marchand, s'établiront et effaceront la mémoire de la ville. Ses rues si pittoresques à l'aube seront comme débaptisées : sa voix ne possédera aucun timbre hormis celui de la monnaie sonnante et trébuchante.Tahar Djaout

Référence électronique pour aller plus loin : Malika Kebbas, « Tahar Djaout, romancier du verbe libre », Recherches & Travaux [En ligne], 76 | 2010, mis en ligne le 30 janvier 2012, consulté le 07 mai 2015. URL : http://recherchestravaux.revues.org/404

 

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